La richesse du spectacle de Générik Vapeur était telle que la mémoire ne restitue que partiellement et dans un ordre approximatif, comme un souvenir de rêve.
Dans l’obscurité, la foule massée sur la place écoute en silence, indiscrète et peut-être gênée, les multiples ragots croisés derrière les murs et les volets clos : « Il paraît que » De temps à autre revient une phrase : « Nous sommes dans une zone très inondable » prononcée par une voix que certains habitants de la rue reconnaissent.
Puis un géant blanc évolue lentement sur une façade, accompagné d’une musique envoûtante : espionnage des voisins ? recherche vaine d’une porte qui s’ouvrirait ? montée de l’eau dans les immeubles ? En face et inversement un homme descend le long d’un immeuble, la tête en bas, les extrémités adhérant à la paroi, tel un insecte. Les mouvements sont lents sur des bruits de glouglous.
Dans la foule, des habitants de la rue de Brest se souviennent ...
La musique devient lugubre et dans la fumée surgissent des squelettes suivant lentement un corbillard à bras tiré par un vieillard à la longue barbe blanche.
S’ensuit un ballet d’échelles lumineuses au sol. Comédie musicale.
Les « pompiers » se déplacent frénétiquement et en désordre dans la rue, se faufilent dans la foule malmenée, posent leurs échelles contre des façades, cognent aux fenêtres : « Ouvrez ! » « Sortez de là ! ». Ils s’adressent aussi aux spectateurs agglutinés ; c’est le stress ; ceux-ci cherchent un endroit où se tenir ; ceux qui parviennent tant que bien que mal à se réfugier sur les trottoirs se font refouler par les « pompiers » qui viennent poser leurs échelles de façon anarchique et imprévisible. Les spectateurs suivent comme ils peuvent la progression des échelles, en zigzaguant. Sans doute est-ce la fascination de la foule qui explique son calme et évite la cohue.
Des fenêtres s’ouvrent. Surgit la tête hirsute d’un vieux au torse nu, furieux d’avoir été réveillé par le vacarme ; il hurle et jette des ustensiles, de l’électro-ménager et finalement un téléviseur qui explose sur le sol. La foule ébahie éclate de rire.
La situation se précise, c’est bien un incendie, mais inversé car c’est des fenêtres que des grands seaux d’eau sont renversés et c’est la voiture des pompiers, traversant la foule en faisant hurler sa sirène, qui est en flammes ! Les spectateurs sont hilares (j’ignore si certains ont été mouillés)
Par contre le linge, lui, est sec car un funambule le détache à la tondeuse, le faisant ainsi tomber dans un panier. Sa tâche accomplie, il plonge dans le vide ; une spectatrice pétrifiée, la main sur la bouche, est finalement rassurée par les applaudissements.
Les échelles affolées continuent leur parcours. Un moment de répit poétique : sur un balcon, deux musiciens jouent ; l’accordéoniste chante « la chose » à la belle dame d’en face qui lui répond. Mais elle est enlevée, malgré ses protestations, ce qui coupe court à l’histoire d’amour et à l’accalmie.
C’est reparti ! Les échelles sont appuyées contre les murs du théâtre sinistré. Des fenêtres, des cartons sont évacués. On se les lance, on se les passe. Attention ! C’est fragile ! (quelle responsabilité !) Ils dansent dans l’air, de bras en bras, dans un rythme effréné pendant que sur un mur se projettent en boucle des visages d’habitants de la rue. Les spectateurs, surpris, ne savent pas s’il faut saisir un carton, s’il est vide ou plein, et il paraît que certains en auraient gardé un dans les bras jusqu’à la fin du spectacle (pour mettre la Culture à l’abri ?)
Ensuite le rythme de la fuite collective s’accélère, le flot de la foule atteint la place, à l’autre bout de la rue. C’est alors que sur une balayeuse blanche, un haut parleur diffuse une énumération d’interdictions absurdes, dans un monde de science-fiction, après l’apocalypse.
Tout s’immobilise. Perchés sur des échelles posées contre un mur en tôle, les pieds au sec, des personnages-habitants de la rue sont occupés à lire l’actualité radiographiée. Puis la Rue raconte son histoire et celle de son nom. C’est vrai qu’elle aurait pu en porter un autre. Les personnages parodiques lui répondent en grimaçant, disent ce qu’elle était, ce qu’elle est et ce qu’elle devrait être. Critiquent, protestent, réclament, exigent. Ronchonnent, maugréent, vocifèrent. S’en prennent à tout ce qui, dans la rue, les dérange et/ou leur fait peur : circulation des voitures, encombrement des trottoirs, bruits de mobylettes, jeunes, marginaux, étrangers, etc. Il faut que cela sorte ! Le ton monte, la grogne s’exaspère et se crache : « la rue est une pute », « une poubelle », « on ne veut plus de rue », « on veut être tranquilles ». Rires jaunes, sourires en coin.
Des informations de presse sont lues à voix haute tandis que la foule se défoule face aux mensonges dévoilés au verso des journaux.
« Si tu piques ton far, partage le gâteau ! »
Dressée sur la balayeuse, la femme chante le rock des concierges en distribuant des tracts. L’atmosphère est à l’émeute.
S’ensuit un ballet de balais se dirigeant vers le panneau
... tandis que commence un concert dans les étoiles, moment de poésie qui, cette fois encore, ne durera pas : les partitions tombent, puis le piano bascule en avant, plonge et se fracasse au sol, suivi de l’artiste.
Les balais balayent le mur de l’Avenir. Est-ce décidemment la fin de tout ? Non, car ils sont remplacés par des brosses imprégnées de colle à papier, et peu à peu, lettre après lettre, mot après mot, dans l’attente muette, une phrase se construit ...
..."Au fil des mots, raccommoder le sens de la vie".
C’est alors que des banderolles se déroulent au-dessus de la rue, dont « La ville comme la vie, avec des ailes »
Après le spectacle, on est secoué, et on sait qu’on n’a pas rêvé en ramassant des partitions et des petits morceaux de papier, près des débris du piano. « Il faut savoir partager le vide »
Par ce spectacle
explosif,
gravement hilarant,
absurdement intelligent, et accessible
militant et généreux
moqueur, décapant et tendre,
parfois poétique et émouvant
sont entre autres exprimées des incitations à mieux vivre, en particulier nos relations avec autrui.